Le métier d’être homme. Samuel Beckett, l'invention de soi
L’ouvrage de Mari soutient d’abord une thèse simple et forte: Beckett ne se contente pas d’avoir écrit une œuvre radicale; il a forgé, par la pratique obstinée de l’écriture et de la scène, une manière d’habiter la condition humaine aujourd’hui. Cet « être homme » n’a rien d’héroïque: il renonce aux assurances métaphysiques, aux grandes intrigues de sens et aux certitudes d’identité; il se tient dans une modestie de ton et de moyens, dans une endurance au manque, une lucidité sur l’échec, une attention soutenue au presque-rien. Ce que Mari nomme « invention » chez Beckett ne tient pas à l’innovation spectaculaire des formes, mais à la réélaboration des conditions mêmes de la parole et de la présence: réduire, taire, laisser des lacunes, répéter, épargner le mot, travailler la lumière et la voix comme des matières élémentaires. L’invention beckettienne est un protocole, presque un métier, pour reconduire la parole à son degré zéro et apprendre à y séjourner sans y plaquer des significations consolantes.
Cette éthique formelle s’éclaire à la lumière de la biographie et des déplacements de Beckett. Issu de l’Irlande protestante, formé à Trinity College, il porte d’abord l’empreinte joycienne dont il s’émancipe ensuite. La guerre, l’exil en France et, surtout, le passage au français constituent un tournant décisif: écrire dans une langue étrangère, c’est défaire les automatismes de l’anglais natal, se donner une pauvreté volontaire, écrire « à froid ». Le bilinguisme n’est pas un simple outil technique; il devient méthode éthique. En rédigeant souvent en français puis en s’auto‑traduisant en anglais, Beckett se contraint à une clarté nue, il se protège des séductions rhétoriques et, ce faisant, dégonfle le moi. La langue seconde opère comme un instrument de déflation subjective: elle décape, elle resserre, elle oblige à l’essentiel.
C’est ici que se noue la relation entre « métier » et « être ». Beckett se défie des postures, refuse la figure de l’écrivain inspiré ou providentiel; son métier est celui d’un artisan des contraintes: ajuster des durées, sculpter des silences, régler la respiration d’une phrase, la précision d’un noir ou d’un faisceau de lumière. Faire œuvre devient ici calibrer: calibrer le souffle, la coupure, l’intermittence. L’« être homme » qui s’invente parallèlement est une déprise: le sujet beckettien n’est plus une substance stable, mais un reste, une voix qui ne s’appartient pas, une persistance vacillante qui se maintient en deçà des identités pleines. Cette anthropologie minimale est au cœur de l’invention: donner place à un humain dépouillé de l’illusion de cohérence, et voir s’il tient quand tout se retire.
L’examen des œuvres majeures permet à Mari de suivre les lignes de cette esthétique du peu. Dans les romans — de Murphy à Molloy, de Malone meurt à L’Innommable — on voit la narration psychologique céder à une voix sans sujet, l’intrigue se dissoudre en errance immobile, la fin devenir impossible. L’Innommable apparaît comme le sommet de la réduction: une voix parle pour continuer à parler, épuisant le sens tout en se poursuivant, et défait l’identité à mesure même qu’elle s’énonce. Au théâtre, avec En attendant Godot, Fin de partie, Oh les beaux jours, La Dernière bande, la dramaturgie de l’attente, de la clôture et de la survivance s’organise dans des dispositifs minimalistes — poubelles, buttes de terre, abris aveugles, tables et bandes magnétiques — qui exhibent l’impuissance non comme faiblesse honteuse, mais comme condition commune. Les œuvres pour radio et télévision — Cascando, Film, Not I, Quad, Catastrophe — sont tout aussi décisives: ces formes « pauvres » dématérialisent le personnage, substituent aux psychologies des flux de voix et de lumière, des schèmes de déplacement, resserrant l’« être » sur un phénomène acoustique et visuel plutôt que sur une conscience transparente. Dans la poésie et la prose brève — Textes pour rien, Compagnie, Cap au pire — une concision extrême frôle une sorte de satori de l’échec: la langue tient la place de ce qui manque sans prétendre la combler.
Ce qui gouverne ce geste, Mari le nomme la logique du peu. La pauvreté y est méthode plus que privation: réduire les ressources narratives, spatio‑temporelles et psychologiques ne vise pas la sécheresse, mais l’écoute de l’essentiel, c’est‑à‑dire l’acharnement à vivre malgré l’inanité. Le silence, paradoxalement, devient productif: il n’est pas absence mais bord qui rend la voix audible, lui assigne ses limites, ses trébuchements, ses reprises. La voix, chez Beckett, travaille; elle n’exprime pas un sujet plein, elle fabrique sa propre possibilité de subsister. La répétition, loin d’être ressassement, est poïétique: elle donne forme au temps vide, elle montre l’homme qui tient dans ce vide. Dans Cap au pire, les « encore » et « pas encore » dessinent une grammaire de persévérance: rater encore, rater mieux, et s’y tenir.
De là découle un théâtre du corps et de l’espace comme dispositifs. Les corps sont empêchés: immobilisés, emboîtés, enfouis, contraints à la bouche ou au visage comme ultime surface de présence, tandis que l’espace se réduit à des zones de lumière et des trous noirs, des claustras qui fonctionnent comme opérateurs ontologiques. L’être apparaît circonscrit, ébréché, au bord de l’effacement, mais c’est depuis ce bord qu’il se donne à entendre et à voir. Les objets techniques — magnétophone chez Krapp, rubans, projecteurs — sont autant de machines à mémoire et à distance: la voix enregistrée dédouble la présence, l’archive révèle que le moi est déjà un autre, et que « se souvenir » signifie négocier un écart.
Sous cette poétique s’esquisse une philosophie implicite. L’échec n’est pas l’envers honteux de la réussite; il devient accomplissement, règle de vie: « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » Mari en fait un axiome éthique: l’homme se définit par sa capacité à persévérer sans garantie, à accepter l’inachèvement comme son atmosphère naturelle. Le non‑savoir n’est pas impuissance intellectuelle, mais refus des systèmes et des téléologies trop rapides: l’œuvre n’enseigne pas un sens, elle expose des conditions d’expérience, son opacité. L’anti‑héroïsme, enfin, redistribue la dignité: elle ne tient plus à la grandeur, mais à l’endurance, à cette tenue juste dans le peu.
Cette philosophie s’incarne dans une esthétique de la disjonction. La voix se détache du sujet, jusqu’à devenir événement pur — Not I en donne l’emblème: une bouche isolée, un flux précipité, une lumière scalpel qui découpe l’être en fragments perceptifs. La composition beckettienne, loin d’être aléatoire, repose sur des montages d’une précision rythmique extrême: jeux de couples et de chiasmes (Vladimir/Estragon), arrêts et reprises, architectures de reprises qui soutiennent le temps suspendu. Car le temps, chez Beckett, n’avance pas, il insiste: l’attente, la fin impossible, la survivance composent un présent qui s’épaissit plutôt qu’il ne s’écoule, et c’est dans cette platitude que s’éprouve la fabrication de l’être.
Mari replace Beckett dans une tradition dont il est à la fois l’héritier et le contradicteur. La dette à Joyce est avérée, mais l’inflexion est nette: là où Joyce prolifère, Beckett retire, raréfie, convertissant l’héritage en contre‑méthode. Avec Dante, c’est un motif de descente et de purgation qui affleure, réécrit sur un mode négatif où l’itinéraire spirituel se dénude de ses promesses. Le rapport à Proust, que Beckett a lu et commenté, se joue à revers: la mémoire ne sauve pas, elle divise, elle installe l’écart. Quant aux mystiques négatives, elles fournissent un voisinage suggestif: connaître par soustraction, parler en défaisant le dit, s’avancer vers l’indicible par la réduction.
Sans surcharger l’œuvre d’une lecture idéologique, Mari en dégage une politique discrète: un humanisme du peu. Donner place aux vies minuscules, aux existences sans récit monumental, c’est déjà prendre parti: pour la vulnérabilité, pour la clarté, pour une présence qui ne s’impose pas. Dans l’après‑guerre et les ruines, Beckett répond par une économie de la parole et de l’image: plutôt que proclamer, il invente des formes sobres où l’humain, encore, tient.
Cette invention n’est pas seulement textuelle; elle est d’atelier. L’écriture procède par alternance des langues, auto‑traductions, re‑sculptures; des contraintes sont posées pour épurer et maintenir l’attention. La scène, chez Beckett, s’envisage comme un objet d’orfèvrerie: didascalies minutieuses, durées et intensités lumineuses réglées au quart de tour, coordonnées exactes des voix et des mouvements (on pense à Quad et à ses diagrammes). L’invention est un savoir‑faire: répéter, au sens du travail, pour approcher l’os.
Au cœur de cet atelier se précise le motif de « l’invention de l’homme ». Inventer, ici, c’est arracher l’humain aux fictions consolantes — progrès, finalités, intrigues rédemptrices — pour lui donner une place exacte dans le peu et le presque‑rien. Les figures beckettiennes déclinent ce motif: le vagabond de Godot, le survivant de Fin de partie, le scripteur épuisé de L’Innommable, la joie vieille et triste de Krapp. Ce qui en résulte, c’est une anthropologie minimaliste où la dignité loge dans l’endurance, dans la civilité d’une parole pauvre, dans la compassion pour l’insignifiant.
Les chapitres 8 et 9, tels que Mari les développe souvent, durcissent ces axes. Le chapitre 8 pense l’anti‑sujet et la bouche de Not I: la scène devient un dispositif d’excentration du moi, où la vitesse verbale, le hors‑champ du corps et la lumière en scalpel inventent une subjectivité purement vocale. Être, ici, c’est résister sous forme de flux, tenir malgré la dissociation. Le chapitre 9 conduit à l’horizon extrême de la réduction avec Cap au pire et Textes pour rien: le « pire » n’est pas catastrophique, c’est l’ultime déflation du sens; « faire cap » sur lui, c’est consentir à l’état minimal et y tenir. La syntaxe abrasive, le phrasé haché, la prose qui devient presque partition définissent l’homme comme reste rythmique dans le vide.
Au terme de son parcours, Mari propose une conclusion qui sonne comme un passage de témoin: Beckett nous lègue un métier. Non pas un brillant savoir‑faire, mais une manière de traiter la parole, le temps, le corps et la mémoire. Ce métier consiste à ménager le peu, calibrer l’attention, écouter, réduire, répéter, rater mieux, et tenir. L’« être homme » selon Beckett n’appelle ni transcendance ni pathos; il réclame une tenue juste, une fidélité à ce qui demeure quand tout se défait. L’invention beckettienne est dès lors transmissible: elle n’est pas une doctrine, mais un protocole d’attention et de persévérance.