
Les bébés de l’entreprise
Comprendre les transformations organisationnelles à travers le prisme de la psychologie d’Alfred Adler
Commentaires sur l’intervention d’Eric Quiquempois, lors du séminaire de la société française de psychanalyse adlérienne, sur le thème : « les bébés de l’entreprise ».
Dans le monde professionnel, les transformations organisationnelles, telles que les fusions, restructurations ou changements de stratégie, sont souvent perçues comme des moments de rupture. Ces périodes, bien qu’essentielles pour assurer la compétitivité et l’adaptation des entreprises, engendrent des défis humains considérables. Les collaborateurs se retrouvent confrontés à des bouleversements qui touchent non seulement leur quotidien professionnel, mais aussi leur équilibre émotionnel et psychologique.
Pour mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre, la théorie d’Alfred Adler offre un cadre d’analyse pertinent. Ses concepts clés – le sentiment d’infériorité, le besoin de reconnaissance, la résistance au changement et le sentiment social – permettent de décrypter les réactions des individus face aux mutations organisationnelles. Dans cet article, nous explorerons ces notions et leur application dans le contexte du monde du travail.
I - L’entreprise comme substitut familial : une figure maternelle et protectrice
Dans certaines organisations, les collaborateurs développent un attachement profond à leur entreprise, qu’ils perçoivent parfois comme une figure maternelle. Cette relation s’apparente à la diade mère-enfant décrite par Adler : l’individu cherche sécurité, validation et reconnaissance dans un environnement qu’il considère comme protecteur. Des expressions telles que « bébés banque » illustrent cette profonde connexion affective.
Cependant, cette relation peut aussi devenir problématique lorsque l’entreprise évolue brusquement. Une fusion ou une restructuration peut être vécue comme une trahison ou un abandon, laissant les collaborateurs désorientés. Adler souligne que ces réactions sont souvent le reflet de besoins affectifs non comblés dans d’autres sphères de la vie. L’entreprise devient alors un espace de compensation où l’individu investit massivement son temps et son énergie pour pallier ses insécurités.
Le sentiment social : un levier essentiel pour renforcer la cohésion
Adler met en avant l’importance du *Gemeinschaftsgefühl* ou sentiment social dans le développement humain. En milieu professionnel, ce sentiment est nourri par des interactions valorisantes et un environnement sécurisant. Une entreprise qui écoute ses collaborateurs et valorise leurs contributions renforce leur engagement collectif. À l’inverse, une organisation qui néglige ces aspects génère méfiance et insécurité, affaiblissant ainsi le lien entre ses membres.
Le sentiment d’infériorité et la quête de reconnaissance
Le sentiment d’infériorité est une notion centrale dans la pensée adlérienne. Il naît du ressenti d’être insuffisant ou inadéquat par rapport aux attentes ou aux ambitions. Dans le contexte professionnel, ce sentiment est particulièrement exacerbé lors des périodes de transition. Les collaborateurs peuvent se sentir dépossédés de leur rôle ou perdre leur identité professionnelle face à des changements soudains.
Les phrases comme « J’ai tout donné pour l’entreprise » traduisent une quête de reconnaissance. Les individus cherchent à prouver leur valeur par leur travail et espèrent en retour une validation de leurs efforts. Adler explique que ce besoin de reconnaissance est universel et constitue une force motrice essentielle dans le développement personnel.
Les mécanismes compensatoires : entre surinvestissement et burnout
Pour surmonter leur sentiment d’infériorité, les individus adoptent souvent des mécanismes compensatoires inconscients. Dans le cadre professionnel, cela peut se traduire par un surinvestissement dans le travail ou une quête obsessionnelle de perfection. Bien que ces comportements puissent temporairement renforcer la confiance en soi, ils risquent aussi de conduire à l’épuisement professionnel ou au burnout. Les organisations doivent donc veiller à équilibrer leurs exigences pour éviter ces dérives.
II - La résistance au changement : peur et attachement au statu quo
La peur du changement est une réaction humaine universelle que Adler a étudiée en profondeur. Les collaborateurs très attachés à leur entreprise manifestent souvent une résistance active aux transformations qui perturbent leur zone de confort. Ils expriment des sentiments tels que « Ce n’est plus la même entreprise » ou « On nous avait dit qu’on prenait le meilleur des deux mondes », traduisant ainsi leur difficulté à accepter une nouvelle réalité.
Adler associe cette résistance à une tentative inconsciente de préserver une identité stable et un contrôle sur son environnement. Une transformation organisationnelle est perçue comme une menace pour cette stabilité, déclenchant des mécanismes de défense tels que le rejet ou le cynisme.
Le rôle du sentiment social dans l’acceptation du changement
Pour surmonter ces peurs, Adler insiste sur l’importance du sentiment social. Lorsque les collaborateurs se sentent connectés à leurs collègues et à leur entreprise, ils sont plus enclins à percevoir les transformations comme des opportunités plutôt que comme des menaces. Les espaces d’écoute et de soutien, tels que ceux proposés par les services sociaux du travail, jouent un rôle clé dans cette démarche.
Le burnout et la perte de sens : une crise existentielle
Le burnout est un phénomène croissant dans le monde professionnel. Il résulte souvent d’une rupture entre les objectifs individuels et ceux de l’entreprise, exacerbée par des transformations organisationnelles déshumanisantes. Les collaborateurs en arrêt de travail pour burnout expriment fréquemment une perte de sens, un concept qu’Adler associe à une déconnexion entre l’individu et le collectif.
L’encouragement : un outil pour prévenir l’épuisement
Adler met en avant l’encouragement comme une méthode essentielle pour aider les individus à retrouver confiance en eux et à envisager l’avenir avec optimisme. Dans le cadre professionnel, cela implique de reconnaître les efforts passés des collaborateurs, de les accompagner dans la redéfinition de leurs objectifs et de leur offrir un soutien émotionnel adapté.
III - L’entreprise comme microcosme sociétal : entre ordre et domination
Une entreprise peut parfois être perçue comme une entité régulatrice quasi-divine, imposant ses normes et ses valeurs à ses membres. Cette analogie avec Maât, déesse égyptienne garante de l’ordre et de l’équilibre, illustre comment l’organisation devient le centre de gravité des vies professionnelles et personnelles des collaborateurs.
Cependant, Adler met en garde contre les dangers d’une domination excessive. Lorsque l’entreprise néglige les besoins individuels au profit d’objectifs collectifs irréalistes, elle risque de créer un climat de soumission et de ressentiment. Les collaborateurs se sentent alors déshumanisés, réduits à des "numéros" ou des "postes", ce qui fragilise leur engagement.
Les récits symboliques : comprendre les émotions profondes
Les références au Petit Poucet, à Maât ou encore au Titanic dans les discours des collaborateurs révèlent leurs émotions profondes face aux transformations organisationnelles. Ces récits symboliques permettent de donner du sens aux événements vécus et reflètent des dynamiques psychologiques complexes.
Adler reconnaît l’importance des fictions dans la vie humaine. Elles offrent un cadre pour interpréter les expériences personnelles et professionnelles. Par exemple :
- Le Petit Poucet évoque l’abandon et la résilience.
- Maât symbolise l’ordre et la justice.
- Le Titanic traduit la confusion et la compétition dans un contexte de crise.
Ces récits sont autant d’outils pour analyser les réactions des collaborateurs face aux mutations organisationnelles.
Conclusion : Une approche adlérienne pour accompagner les transformations
L’analyse des transformations organisationnelles sous l’angle de la psychologie d’Alfred Adler met en lumière les défis humains qui accompagnent ces périodes complexes. Elle souligne plusieurs axes essentiels :
1. Valoriser le sentiment social pour maintenir la cohésion collective.
2. Encourager les collaborateurs à surmonter leurs sentiments d’infériorité et à retrouver du sens dans leur travail.
3. Communiquer avec empathie pour réduire les tensions et restaurer la confiance.
4. Créer un environnement équilibré, où l’épanouissement personnel est aussi important que la performance collective.
En fin de compte, l’entreprise moderne est bien plus qu’un lieu de travail : elle est un microcosme sociétal où se croisent les aspirations individuelles et collectives. En adoptant une approche humaine et empathique, inspirée par Adler, les organisations peuvent transformer ces périodes de changement en opportunités pour promouvoir le développement humain et la résilience collective.