Les rêves et leur interprétation — d’Ernest Aeppli
Le rêve entre dans la nuit comme une présence discrète et résolue. Il ne demande pas la permission, ne consulte ni la raison ni l’agenda; il ouvre un espace intérieur où la vie se réorganise selon une autre musique. Pendant que le corps se repose, une scène se met en place: des lieux apparaissent, des visages reviennent, des animaux traversent le décor, des objets semblent chargés d’intentions. Nous acceptons cette logique onirique avec une aisance surprenante. Nous parlons avec un mort, nous recommençons un examen, nous courons vers un train qui part, nous portons des costumes improbables. Dans le rêve, cela coule de source, comme si une évidence d’un autre ordre s’était imposée. Puis le matin arrive, et la conscience diurne récupère le gouvernail. Elle juge, elle relativise, elle conteste. Pourtant, quelque chose demeure: une tonalité affective, une couleur d’humeur, un fil discret qui semble orienter notre journée.
Le sommeil, en tant que condition du rêve, déploie un manteau protecteur. Il suspend l’emprise du monde extérieur, atténue l’éclairage des sollicitations, et permet au psychisme de se réorganiser. Le rêve, lui, n’est pas le sommeil: c’est une vie qui continue à l’intérieur, dans un corps qui se repose. À certains moments, le rêve devient gardien du sommeil, comme le dirait Freud: il trie, déguise, agence les poussées pour éviter l’éveil. À d’autres, lorsqu’une tension se montre trop forte ou lorsqu’un conflit réclame une issue, le rêve devient tambour et appelle à la conscience: il provoque l’éveil pour détourner un débordement. Quoi qu’il en soit, au réveil, il laisse derrière lui une humeur – joie, inquiétude, gravité, tristesse, légèreté – qui parle encore, même lorsque les images se sont évaporées.
Ce que l’on appelle « temps du rêve » n’obéit pas aux mêmes mesures que nos horloges. Une fraction de seconde peut contenir un récit complexe. Un bruit extérieur – un livre qui tombe, un camion qui passe, un souffle d’air frais – suffit à déclencher une scène entière, avec sa dramaturgie, ses péripéties, ses liaisons abracadabrantes. La causalité y obéit à une autre logique: une image peut en appeler une autre par proximité symbolique, par écho affectif, par analogie de forme. Deux enfants perdus font partir un train; une écharpe trop serrée devient une montagne qui écrase; une marche manquée se change en précipice. La conscience diurne s’insurge: « Absurdities ». Le rêve, lui, trouve l’enchaînement naturel, puisque l’enjeu n’est pas le rationnel mais le sens condensé.
Le rêve parle surtout en images et en actes. Il utilise des lieux, des objets, des animaux, des personnes, des couleurs, des gestes. Il s’appuie sur le mouvement, le rythme, les transitions; il conclut par une fin qui, souvent, introduit un embryon de solution ou un diagnostic final. Pour composer ses scènes, il puise dans un double réservoir. D’une part, l’inconscient personnel: nos souvenirs proches ou anciens, nos lectures, nos conversations, les petites impressions de la veille, les situations en cours, les blessures refoulées, les joies secrètes, les habitudes, les valeurs. D’autre part, l’inconscient collectif: un fonds d’images archaïques, des formes régulières de l’expérience humaine, ce que Jung appelle les archétypes. L’enfant porteur de possibilités, la grande mère nourricière et terrible, le guerrier, le vagabond, la maison qui protège, la cathédrale qui élève, le fleuve qui entraîne, le trésor qui scintille, la mer qui englobe, le feu qui purifie. Ces images ne sont pas de simples décorations: elles condensent des forces, elles orientent la psyché, elles se transmettent à travers les cultures. Elles surgissent avec plus de vigueur lorsque des questions fondamentales sont en jeu – maturation, transition, crise, orientation de vie.
Le symbole est le cœur du langage onirique. Il ne signifie pas à la façon d’un mot du dictionnaire; il ouvre un éventail de sens en une forme unique. Une croix peut être souffrance, sacrifice, orientation, rencontre de deux axes; la lune peut être féminité, rêverie, alternance; le soleil, énergie, clarté, principe masculin; la porte, passage, choix, opportunité; l’arbre, croissance, enracinement, verticalité; l’eau, vie, émotion, traversée. Le symbole ne s’épuise pas: il évolue, se déplace, se fond avec d’autres, porte une énergie et une fascination. Parfois, le rêve rejoue des expressions populaires en images: il nous montre quelqu’un « coupant les ponts », « entrant par la petite porte », « faisant fausse route ». Ce n’est pas pour nous divertir seulement; c’est pour reconnecter la parole à sa source imagée et pour rendre perceptible un ajustement nécessaire.
La sexualité, dans le rêve, occupe une place importante sans pour autant tout expliquer. Les animaux – cheval, taureau, serpent, chien – figurent des impulsions, des tendances à dompter, des forces vitales. Les fruits et les végétaux adoptent des formes suggestives, indiquent parfois les organes, parfois la fertilité au sens élargi, la créativité, la capacité d’agir. Une « fécondation » de la main, par exemple, peut signifier l’activation d’une puissance de réalisation. Au-delà du thème sexuel, il convient souvent de lire les personnages sur le plan subjectif: ils incarnent des aspects du rêveur, des parts de soi qui demandent à être reconnues, intégrées, transformées.
La fonction du rêve peut s’entendre selon quatre modes principaux. D’abord, le rêve de situation: il dresse l’image de l’état actuel. Il dit « Voilà ce qui est », parfois avec sécheresse, parfois avec poésie, et il nous montre où nous en sommes dans nos liens, nos choix, nos peurs, notre énergie disponible. Ensuite, le rêve de compensation: il corrige les unilatéralités de la conscience. Il réduit les enflures, rehausse les manques, avertit des excès. Il apporte de la liberté à celui qui s’enlise, de la mesure à celui qui s’emporte, de la chaleur à celui qui se refroidit. Troisième mode, le rêve de transformation: il crée une tension qui oblige à bouger. Il fait surgir l’ombre, il mobilise des fonctions psychologiques peu développées, il élargit le point de vue, il propose une métamorphose. Enfin, les grands rêves: rarement, l’inconscient collectif prend la main et compose des scènes à haute énergie, presque sacrées, qui débordent l’individu et réclament prudence et accompagnement.
À côté de ces catégories, le rêve répond aux rythmes biologiques. Puberté, cycles hormonaux, maladie, vieillissement, tournants corporels – le psychisme réagit, ponctue, ajuste. Il arrive que l’on rêve « pour les autres »: les enfants, souvent, portent en rêve des conflits familiaux qu’ils ne peuvent nommer; parfois, une personne capte en images la violence d’un temps politique, le destin d’une communauté, l’atmosphère collective. Le rêve parle alors en allusions, en métaphores, comme s’il cherchait à réguler une tension qui dépasse le seul individu.
Dans le quotidien, les « petits rêves » ventilent les micro-tensions, commentent les détails, ajustent les pas. Ils ne sont pas moins précieux; ils empêchent la psyché de s’encombrer. D’autres, plus denses, annoncent une direction, signalent un lien à travailler, invitent à revisiter une croyance. Les rêves du réveil, eux, frappent le tambour: retard, obstacle, urgence – ils mobilisent assez d’angoisse pour tirer le dormeur du lit et lui éviter une faute ou une panne.
Les rêves d’enfance méritent un regard respectueux. Ils semblent fréquenter les axes de destin, pressentir des épreuves, des talents, des fragilités. Plutôt que de les interpréter frontalement devant l’enfant, il vaut mieux améliorer l’atmosphère de vie, rassurer, ajuster les tensions dans le milieu. À la puberté, la grande marée des pulsions impose ses symboles: serpents, taureaux, incendies, ponts, passages d’eau. La nature pousse, la société canalise; le rêve dramatise ce conflit pour inviter à une orientation consciente. Plus tard, le processus d’individuation appelle des figures successives: l’ombre qui expose ce que nous refusions; l’anima chez l’homme et l’animus chez la femme, qui introduisent l’altérité intérieure; le vieux sage, la grande mère; des symboles de centre – château, jardin, tour, source, mandala – qui indiquent la route vers une totalité plus intégrée.
Le rêve explore aussi la justice intérieure. Il montre la punition d’une illusion, la mort symbolique d’une idée devenue stérile, le feu qui purifie une attache, la prison qui exige un temps de solitude pour se réorganiser. Il met en scène des livres et des images, des théâtres et des cinémas, des miroirs qui renvoient une figure à affronter. Il convoque la musique pour exprimer la gamme des sentiments: cordes et vents, harmonies et dissonances, notes qui se débloquent ou qui restent coincées. Parfois, il parle d’argent et de banque: non pas au sens matériel seulement, mais en tant que métaphore de l’énergie psychique disponible, des investissements intérieurs, des gains et des pertes symboliques. Il pose des formes géométriques, carrés, cercles, mandalas, sphères lumineuses: autant de cartes de la totalité, de dynamiques autour d’un centre.
L’inconscient, même chez les non-religieux, porte une vie religieuse intense. Le rêve ouvre alors des portails: croix, baptistères, processions, lieux sacrés, architectures grandioses, rites archaïques ou chrétiens. Ce n’est pas un appel à la croyance au sens doctrinal; c’est la reconnaissance d’un besoin fondamental de sens, d’une expérience d’orientation, de sacralité, d’ordre intérieur.
Interpréter un rêve réclame une éthique et une méthode souple. Il faut garder la prudence qui empêche de prendre les images au pied de la lettre, et éviter la tentation de les dissoudre dans une théorie unique. On commence par recueillir les éléments figuratifs, les lieux, les personnes, les actions, les affects, les transitions, la fin. On contextualise: qu’est-ce qui s’est passé la veille? Quel problème est en cours? Quelle est la biographie en arrière-plan? On associe, mais toujours en revenant au rêveur: qu’est-ce que tel symbole évoque pour lui, ici et maintenant? On amplifie si nécessaire en convoquant des mythes, des légendes, des parallèles culturels, des archétypes – non pour imposer une lecture, mais pour enrichir la compréhension. On distingue deux plans: l’objectif, où le rêve parle du monde extérieur, des relations, des tâches, des décisions; et le subjectif, où les personnages incarnent des aspects du moi, des fonctions psychologiques parfois négligées. On observe la série de rêves: la tendance, la direction, les transformations, les récurrences. On se souvient que le rêve, le plus souvent, vise un ajustement, un élargissement, une transformation.
Dans le dialogue avec les grandes théories, on garde ce qui éclaire et l’on écarte ce qui rétrécit. De Freud, on retient la garde du sommeil, la censure qui travaille, l’acuité clinique; on refuse la réduction au seul sexuel et l’idée que le rêve ne serait qu’une façade qui cache un contenu latent. De Jung, on adopte l’idée d’archétypes, l’inconscient collectif, l’amplification symbolique, l’individuation comme trajet vers le centre, la religiosité native de l’âme. D’Adler, on prend la mesure du style de vie, du sentiment d’infériorité et des compensations qui orientent vers un but fictif. Mais la fidélité première revient au rêve lui-même: à son autonomie, à sa justesse imagée, à sa fonction de régulation et d’orientation.
Au plan pratique, le rêveur peut apprivoiser ce langage. Au réveil, noter quelques mots-clés – lieux, figures, gestes, tonalité – suffit souvent à retenir le fil. On évite de violenter le sommeil pour arracher des scènes; on respecte la nuit. On interprète avec modération; on demande un regard expérimenté lorsque des grands rêves surviennent ou lorsque la matière devient trop puissante. On ne joue pas à l’oracle. On examine la fin du rêve: propose-t-elle une esquisse de solution? On suit la série dans le temps: que dit la tendance, qu’indique l’évolution? On utilise le rêve comme un don naturel, une boussole intérieure, une réserve d’énergie.
Ainsi compris, le rêve ne moralise pas; il montre. Il expose les lois intimes qui régissent notre vie psychique, les excès qu’il faut réduire, les ressources qu’il faut rehausser, les passages qu’il faudra franchir. Il nous rappelle que nous sommes plus vastes que notre horaire: que l’âme, la nuit, travaille encore, rééquilibre, oriente, transforme. À travers une porte imagée, il ouvre vers un centre: là où se tient une forme plus juste de nous-mêmes, une cohérence, une beauté parfois. Les grands rêves, lorsqu’ils surgissent, réclament respect et prudence, car ils portent une énergie commune qui déborde le cadre individuel. Les petits rêves, au quotidien, nous gardent souples, nous empêchent de durcir, nous aident à respirer.
En définitive, le rêve est une autre lumière. Il n’est ni moral ni immoral; il cadre, il éclaire, il appelle à l’ajustement. Il fait venir à la conscience ce qui manquait, il réduit ce qui s’est enflé, il propose des transformations lorsque la stagnation menace. Il reconnaît les forces collectives qui nous traversent et les intègre à notre parcours singulier. Il écrit en images ce que les mots ne parviennent pas toujours à dire. Et chaque nuit, silencieusement, il dépose sur la table un bouquet de signes que le matin peut apprendre à lire.